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Le Monde diplomatique
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> juin 2005     > Page 28
 

 

Des micro-sociétés à l’écart du monde

Tahiti ou la difficile alternance

 


 
 

Après vingt ans d’un pouvoir exercé sans partage par le dirigeant de droite Gaston Flosse, et au terme d’une crise politique commencée en mai 2004, l’indépendantiste Oscar Temaru est devenu président de la Polynésie française. Paradoxalement, il s’agit d’une victoire de l’esprit républicain.

 

Par Sémir Al Wardi
Maître de conférences en science politique à l’université de la Polynésie française, Tahiti.




 

A intervalles réguliers, la République a accordé à la Polynésie française des statuts qui représentent de véritables Constitutions locales  (1). Dernier en date, le statut régi par la loi organique du 27 février 2004 et qui consacre le territoire comme un « pays d’outre-mer » se gouvernant « librement et démocratiquement » paraissait rédigé par ses amis chiraquiens pour un seul homme : l’indéracinable Gaston Flosse (Union pour un mouvement populaire, UMP), qui dirige le territoire depuis 1982, avec une légère interruption entre 1987 et 1991. Ami de longue date du président Jacques Chirac, il contrôle tous les rouages de la société polynésienne – économie, sport, université – et y a mis en place un système dans lequel le clientélisme atteint des sommets.

Outre des dispositions discutables, le texte du 27 février 2004 concentre les pleins pouvoirs dans les mains du président de la Polynésie et prévoit un mode de scrutin à un tour, avec prime majoritaire pour la liste arrivée en tête. Paradoxe, c’est ce dispositif « sur mesure » et ce système électoral peu démocratique qui vont jouer contre leurs auteurs. Contrairement aux statuts précédents, plutôt consensuels, M. Flosse a obtenu cette dernière loi organique sans consultation véritable de l’Assemblée locale ni même du Parlement français, puisqu’elle y fut votée par un dixième des députés, en soirée, dans le cadre d’une procédure dite « d’urgence parlementaire »  (2).

Après la promulgation, M. Flosse demanda et obtint du président de la République la dissolution de l’Assemblée de la Polynésie française. A sa grande surprise, et à celle de la majorité nationale, il perdit les élections du 23 mai 2004, pour quelques centaines de voix, au profit du parti indépendantiste Tavini Huiraatira de M. Oscar Temaru.

M. Flosse reviendra au pouvoir en déposant une motion de censure, le 9 octobre, après avoir « convaincu » un membre de l’Union pour la démocratie (UPLD), coalition des autonomistes et des indépendantistes de M. Temaru, de rejoindre son camp. Toutefois, le Conseil d’État annulant les élections des îles du Vent, principales îles de la Polynésie (37 sièges sur les 57 de l’Assemblée), M. Flosse perd à nouveau les élections du 13 février 2005 avec, cette fois, un écart de plus de 6 000 voix. Une défaite sans appel qui préfigure l’élection de M. Temaru au poste de président, à la majorité absolue de l’Assemblée territoriale, le 3 mars dernier.

D’abord partisan de l’administration directe par Paris, M. Flosse est devenu en 1980 un fervent autonomiste. Depuis, il a cherché à monopoliser le courant de l’autonomie pour, d’une part, se présenter en métropole comme « le dernier rempart contre l’indépendance » – et ainsi obtenir des transferts financiers et des compétences de plus en plus nombreuses – et, d’autre part, monopoliser le champ politique polynésien, les autonomistes formant la majorité des élus.

Sur ce territoire comportant 118 îles et 250 000 habitants, à 18 000 kilomètres de la métropole, la vie politique ne s’est pas construite sur une opposition de secteurs sociaux, d’une droite et d’une gauche, mais, essentiellement, et pour toutes les formations politiques, sur le positionnement vis-à-vis de la présence française. Elle s’est donc partagée entre autonomistes et indépendantistes, le pouvoir local engageant de manière permanente des batailles statutaires, afin de maintenir la pression politique. A peine un statut était-il obtenu que le président du gouvernement réclamait de nouvelles compétences.

L’autonomie désigne pour l’essentiel une répartition exceptionnelle de compétences entre le pouvoir central et les autorités locales, l’État ne disposant plus que de compétences d’attribution et la collectivité territoriale héritant de la compétence générale. Si le statut s’inspire des principes de la décentralisation de la loi du 2 mars 1982, il se caractérise surtout par la nature des institutions territoriales, qui se rapprochent singulièrement des organes d’un État. A cela s’ajoutent les symboles politiques tels que le drapeau, l’hymne territorial et les termes à forte charge symbolique comme « lois du pays », « président de la Polynésie française » ou « pays d’outre-mer » qui devient, en réalité, « pays » qui « se gouverne librement et démocratiquement ».

Les carences de l’Etat

Mais « autonomie » ne signifie pas automatiquement « démocratie ». Certes, la Polynésie en est une : l’exécutif est composé d’élus, il y a plusieurs formations d’opposition, et les tribunaux garantissent les libertés. Cependant, les rapports de proximité dénaturent la démocratie (clientélisme, détournement de pouvoirs, pressions et règles changeant en fonction des personnes...). Constatant l’inexistence de contre-pouvoirs suffisants, l’ancien haut-commissaire Jean Aribaud, lors de son allocution de départ, le 15 novembre 2001, avait prévenu : « Le sens de la République est dans une démocratie bien réfléchie, qui accepte que nous soyons les gardiens des uns et des autres. Montesquieu l’a dit bien avant moi : “Tout homme, toute femme qui a du pouvoir est toujours porté à vouloir en abuser”. C’est en organisant localement et correctement les institutions que nous nous mettons en sécurité les uns les autres, et que l’on reste dans la liberté. »

Les communes n’ont pu représenter un garde-fou, car elles dépendent fortement du pouvoir territorial pour leur développement. Ancien ministre des finances de M. Flosse, M. Patrick Peaucellier le confirme, s’il en était besoin : « J’ai toujours été étonné que les aides aux communes aient été distribuées en priorité aux communes amies. Alors, évidemment, petit à petit, les communes devenaient toutes amies (3).  » Dans ces conditions, l’État demeurait le seul contre-pouvoir susceptible de garantir le droit et les libertés publiques et d’empêcher ou de limiter les débordements du Territoire.

En réalité, l’État n’a jamais fait preuve de neutralité en Polynésie française. Une étude menée sur les dix premières années de l’autonomie a démontré que les contrôles dépendaient fortement des majorités nationale et locale : « Les relations Etat-Territoire sont médiocres lorsque la majorité locale ne correspond pas à la majorité nationale. Mais, lorsqu’elles sont de la même famille politique, certaines complicités ne sont pas non plus souhaitables pour la démocratie (par exemple les absences de contrôle du Territoire par le représentant de l’État). Dans les relations Etat-Territoire, l’aspect politique prend inévitablement le dessus et la neutralité de l’État reste à démontrer  (4).  » En clair, les recours de l’État auprès de la juridiction administrative contre les actes jugés illégaux (comme par exemple les abus de pouvoir) augmentent ou diminuent selon les majorités nationale et locale, et les relations entre elles.

L’élection présidentielle, en 2002, va marquer une étape importante. Disposant d’une majorité de fait en métropole, l’État ne cherche pas à contrôler « outre mesure » le pouvoir local. L’affaire symbolisant ce comportement est celle dite du « Wind-Song » : à la suite d’un incendie, ce bateau a été coulé par les forces territoriales, malgré une décision de justice, mais avec le soutien du haut-commissaire. Cette attitude a entraîné un rappel à l’ordre du représentant de l’État par les présidents des trois ordres de juridiction (tribunal administratif, chambre territoriale des comptes et cour d’appel).

De plus, le rapport de proximité peut empêcher une redistribution des ressources ou des fonctions selon des critères objectifs : conseiller en communication du président de la Polynésie, M. Yves Haupert reconnaît que « des favoritismes, inhérents à tout système politique, ont pu agacer (5 ». Même M. Reynald Temarii, ancien ministre de M. Flosse, déclare que « l’égalité des chances en Polynésie est une utopie. Il faut être Tahoeraa pour être mieux soutenu (6 ». Quant à Mme Pia Faatomo, ancienne ministre du même gouvernement – elle a quitté le Tahoeraa Huiraatira, le 1er avril 2004 –, elle ajoute que, pour toute demande de subvention ou de logement, il fallait, jusqu’à présent, adhérer au parti politique dominant (7).

Les débordements n’étant plus limités par l’État, c’est paradoxalement l’UPLD, parti regroupant à la fois des autonomistes et des indépendantistes, qui, lors des élections territoriales de mai 2004, va avoir pour slogan : « Voter pour l’Union... c’est faire le choix d’un pays démocratique dans le respect des valeurs républicaines ». Le leader indépendantiste Oscar Temaru déclarera sur Radio France outremer (RFO) qu’il s’engage « à défendre les valeurs républicaines aujourd’hui menacées ; la démocratie, l’État de droit... Ce n’est pas un référendum sur l’indépendance ». Ainsi, alors que l’UPLD se présente comme le défenseur de la démocratie, l’UMP locale est, elle, plutôt perçu comme une menace.

Leader de la formation centriste Alliance pour une nouvelle démocratie (ADN), Mme Nicole Bouteau explique : « Aujourd’hui, la priorité, c’est de sauver la démocratie... Les Polynésiens ont pris conscience que le territoire glissait vers un régime autoritaire. » Le député Jean-Christophe Lagarde (Union pour la démocratie française – UDF) reconnaît d’ailleurs : « La démocratie, là-bas , n’est pas tout à fait à l’identique de ce que nous connaissons en métropole. »

Dès lors, les Polynésiens ont préféré voter pour l’opposition et c’est ainsi que, dans le jeu politique, le clivage autonomiste/indépendantiste a laissé la place à un clivage essentiellement axé sur les méthodes de gouvernement. La revendication d’indépendance est repoussée à quinze ou vingt ans. Compagnon de route de Jean-Marie Djibaou, l’ancien leader indépendantiste kanak, M. Oscar Temaru a précisé, en effet, devant l’Assemblée de la Polynésie française, le 14 juin 2004, que désormais « la question de l’indépendance politique... ne [devra être posée] que lorsque les conditions politiques, économiques, sociales et financières de la Polynésie le permettront ». Et d’ajouter qu’il « considère néanmoins que l’autonomie est une forme de souveraineté partagée qu’il convient de mettre en œuvre dans les conditions présentes pour le bien de la Polynésie et de ses habitants », et que « les institutions en vigueur seront respectées ». Il confirmera, le 3 mars 2005, lors de sa réélection comme président de la Polynésie française : « L’indépendance n’est pas à l’ordre du jour. »

Cette « calédonisation » du jeu politique permet à ceux qui refusaient hier les institutions de l’autonomie de gouverner. L’alternance fait en sorte que le statut de la Polynésie française devienne enfin le statut de tous les Polynésiens.

Lors de la dernière campagne électorale, le Tahoeraa Huiraatira de M. Flosse a tenté désespérément de maintenir l’ancien clivage autonomistes/indépendantistes, qui lui avait tant réussi. Le journal de l’UPLD (à dominante indépendantiste), Taui Roa, lui a répondu avec malice : entre M. Gaston Flosse et M. Oscar Temaru, « le plus indépendantiste des deux n’est pas celui qu’on croit (8 »... Paradoxalement, l’arrivée au pouvoir des indépendantistes, dans une coalition gouvernementale qui comprend aussi des autonomistes, permettra sans doute à la France d’éviter des ruptures brutales.

Sémir Al Wardi.

 
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(1) Le territoire est dirigé par un président de la Polynésie française, accompagné de ministres et disposant d’importantes compétences. Le gouvernement français est représenté par un haut-commissaire.

(2) Lire Séverine Tessier, Polynésie : les copains d’abord, Bord de l’eau, Latresne, 2005.

(3) Tahiti Business, Tahiti, septembre 2004, p. 7.

(4) Sémir Al Wardi, Tahiti et la France, le partage du pouvoir, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 56-57.

(5) Yves Haupert, Taui, l’espoir trahi, édité par la SPE, Tahiti, 2005, p. 23.

(6) Tahiti Business, janvier 2005.

(7) Les Nouvelles de Tahiti, 2 avril 2004, p. 7.

(8) Taui Roa, n° 5, Tahiti, février 2005.



 
   


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