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Des micro-sociétés à l’écart du monde
Une zone d’instabilité méconnue, le Pacifique insulaire
![]() De la Nouvelle-Calédonie à Nauru et de Vanuatu aux Tongas, l’immense région du Pacifique insulaire souffre de maux économiques et sociaux graves. Dans certaines de ces îles-nations, les troubles ont même tendance à s’intensifier. Si, avant la fin de la guerre froide, ces États et territoires ont été très courtisés par les grandes puissances, le désintérêt des bailleurs de fonds est devenu patent. Il en résulte des marges de manœuvre économiques réduites et une émigration massive. Puissance régionale, l’Australie entend exercer une influence majeure, en collaboration avec la Nouvelle-Zélande et, surtout, les États-unis. Depuis le 11-Septembre, l’alliance avec Washington constitue la base de la politique de défense de Canberra, qui pourrait s’impliquer aux côtés de son allié dans une zone stratégique comprenant le Pacifique sud, mais aussi l’océan Indien et le Sud-Est asiatique. Dernier État européen impliqué dans la zone, la France tente d’y garder sa place, sans être toujours la bienvenue. D’autant que ses territoires – la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie (voir Tahiti ou la difficile alternance) – ne sont pas des modèles de stabilité. ![]()
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Par
Jean-Marc Regnault Maître de conférences à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur le développement insulaire et le Pacifique (Iridip), université de la Polynésie française ; a dirigé François Mitterrand et les territoires français du Pacifique (1981-1988) : mutations, drames et recompositions ; enjeux internationaux et franco-français, Les Indes savantes, Paris, 2003.
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Malgré la plus forte aide au développement de la planète, les territoires dépendants du Pacifique insulaire n’ont pas réussi à assurer leur développement (1). Certes, le contraste est grand d’une entité à l’autre. Le produit national brut (PNB) par habitant en Polynésie française est supérieur à celui de la Nouvelle-Zélande, mais c’est essentiellement grâce aux transferts de la métropole. A l’opposé, Kiribati, les Salomon, les Samoa occidentales, Tuvalu et Vanuatu sont classés parmi les pays les moins avancés (PMA). Si les statistiques doivent être relativisées en raison de l’autoconsommation et des pratiques communautaires, il est significatif qu’un rapport des Nations unies ait souligné, en 2003, que les Salomon, Vanuatu, les îles Marshall et les États fédérés de Micronésie ont vu leur niveau de vie baisser au cours des dix années passées (2). La Banque asiatique de développement (Manille) a établi dans un rapport que, pour la majorité des habitants des pays océaniens, « les deux premières préoccupations sont de posséder un revenu et d’avoir accès à des services sociaux (3) ». Ainsi, l’aide publique au développement n’a pas permis d’atteindre les objectifs qui lui étaient assignés, la dépendance économique vis-à-vis de l’extérieur n’ayant fait que croître (4). Une partie de ces aides est détournée par une élite corrompue, les prévarications de la famille royale de Tonga n’étant qu’un exemple flagrant, tout comme les exactions (le « Wantok » ou népotisme) du Vanuatu. L’Australie, un des principaux fournisseurs de cette aide, souhaite maintenant en contrôler l’utilisation. Cela ne signifie pas qu’elle la réduira drastiquement, mais c’est sans doute une étape dans le désengagement financier. Au même moment, la France, qui joue souvent à contre-temps dans le Pacifique, a annoncé qu’elle allait doubler la dotation du Fonds de coopération économique, créé en 1987 (5). En assurera-t-elle le contrôle ? Rien n’est moins sûr. En fait, à ces désordres s’ajoutent l’instabilité, les violences intra et inter-communautaires, les révoltes et guerres civiles (voir Conflits et balkanisation). Certains vont jusqu’à se poser la question : l’esprit démocratique correspond-il à la région (6) ? A Tonga par exemple, la monarchie s’appuie sur une « noblesse » qui dispose de 21 sièges sur 30 au Parlement. Une timide réforme devrait permettre en 2005 d’avoir deux ministres non nobles. Aux Samoa occidentales, le suffrage universel a été adopté en 1990, mais seuls les chefs (les matai) sont éligibles. Ailleurs, la démocratie est souvent détournée, le clientélisme fortement développé, y compris dans les territoires français (7). Des limitations à la liberté de presse sont dénoncées notamment à Tonga, Fidji, Nauru, Salomon, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Même à Wallis et Futuna, les gouvernements français ne cherchent pas à contrarier les restrictions contre la liberté de l’information prises par les rois. A Fidji, un universitaire expliquait (pour justifier les coups d’État de 1987) que la démocratie était incompatible avec la coutume. La loi du nombre amenant les catégories laborieuses (les Indo-Fidjiens, population d’origine indienne devenue démographiquement majoritaire) à dominer les propriétaires traditionnels des moyens de production, le peuple dirigerait alors les chefs. Le « respect des droits de l’homme » serait en fait utilisé pour nier le droit des Fidjiens mélanésiens (8). Une cible idéaleIl faut faire un effort pour comprendre les particularismes, mentalités et modes de pensée, le poids des religions chrétiennes et aussi le sentiment qui prévaut : pour être océanien, il faut appartenir à des peuples qui ont été les premiers occupants. Les populations « blanches » d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française sont regardées comme exogènes et doivent se souvenir qu’elles sont « invitées ». La présence française a été la plus mal acceptée, surtout depuis les essais nucléaires à Mururoa et Fangataufa et les politiques adoptées à l’égard des Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie jusqu’en 1988. L’Australie a toujours eu du mal à admettre que le Pacifique insulaire ne soit pas « sa » région, que les micro-Etats puissent chercher à s’émanciper, à se tourner vers les pays de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (Anase) et que ses puissants intérêts en Papouasie-Nouvelle-Guinée et aux Salomon soient compromis. Néanmoins, et tout comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie a semblé, un moment, vouloir se concentrer sur d’autres problèmes (rivalités Inde/Pakistan, Chine/Taïwan, piraterie en mer de Chine, instabilité des Philippines et de l’Indonésie). La France a tenté d’en profiter, quitte à soutenir la royauté de Tonga ou les coups d’État de Fidji (du moins ceux de 1987). Ses relations se sont tout de même améliorées avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande pour lesquelles les territoires français étaient devenus, jusqu’à une date récente, des îlots de stabilité (9). Quant aux États-unis, ils ne pouvaient se désintéresser des îles au nord de l’équateur : bases militaires à Guam, atoll de Kwajalein aux Marshall, qui leur servent dans le cadre de la « guerre des étoiles ». Ils n’en fermaient pas moins leurs ambassades ou « dégraissaient » leur personnel et réduisaient considérablement leur aide. Un renversement de tendance ne se serait pas produit dans l’immédiat sans le 11-Septembre. Depuis, cette zone d’instabilité se rappelle à l’attention des grandes puissances et de l’Organisation des Nations unies. La contrôler redevient un enjeu. Le changement d’attitude le plus notable vient de l’Australie – l’attentat de Bali du 12 octobre 2002 visait ses ressortissants : 88 Australiens parmi les 202 victimes –, une attitude plus ou moins dictée par l’allié américain. Voulant marquer les limites de l’engagement de son pays, M. John Howard, le premier ministre conservateur, avait déclaré, fin août 2001 : « L’Australie ne peut et n’a pas l’intention de déterminer le cours des choses dans la région. (...) L’indépendance, cela veut aussi dire assumer la responsabilité de sa propre destinée... » Or voilà maintenant Canberra engagé dans diverses actions destinées à « éviter la désintégration des petits pays océaniens, qui pourrait constituer une menace pour la sécurité directe de la région, en en faisant une cible idéale pour les individus ou groupes criminels ou terroristes internationaux (10) ». La brillante réélection de M. Howard, le 9 octobre 2004, a renforcé la coopération avec les États-unis de M. George W. Bush et le partage des responsabilités dans la conduite des affaires du monde. Les événements survenus aux Salomon illustrent le changement de la position australienne. Dans l’île de Guadalcanal (située à l’est des îles Salomon), des milices étaient entrées en rébellion sous la direction de M. Harold Keke. Une douzaine de personnes furent exécutées (dont un ministre) et six missionnaires anglicans capturés moururent, pendant que 1 500 personnes dont les villages avaient été incendiés se réfugiaient dans la capitale. L’Australie décida l’envoi d’une force militaire. « La situation [aux Salomon] est celle d’un État au bord de l’effondrement et cela a des implications énormes sur la sécurité et la stabilité de la région », déclara alors son ministre des affaires étrangères. Une force constituée par 1 500 Australiens, 140 Néo-Zélandais et des contingents de quelques États insulaires a débarqué fin juillet 2003 aux Salomon, où M. Harold Keke a été capturé le 13 août suivant. Il s’agit maintenant de reconstruire le pays, opération qui pourrait prendre dix ans. L’instabilité demeure toutefois et un policier australien a été tué dans une embuscade, la veille de Noël 2004, contraignant l’Australie à envoyer des renforts. Tout en le finançant pour un tiers, l’Australie n’apparaissait pas au premier plan dans le Forum des îles du Pacifique, une organisation parallèle à la Commission du Pacifique sud (appelée désormais Communauté du Pacifique). Au Forum sont abordées les questions politiques, alors que la Commission se contentait d’œuvrer techniquement sur le plan économique, social et culturel. Depuis sa création en 1971, le secrétaire général du Forum était toujours un Océanien, un Australien ou un Néo-Zélandais étant son adjoint. Le 15 août 2003, Canberra a placé l’un des siens, le diplomate Greg Urwin, au secrétariat général. Cette nomination ne s’est pas déroulée selon le principe du pacific way (c’est-à-dire par consensus), mais par une élection à bulletins secrets. L’Australie désire créer au sein du Forum une force d’intervention permanente pour l’Océanie, basée à Fidji, et forte d’une centaine d’hommes. Un récent rapport du Sénat australien préconise une unification économique des pays adhérents au Forum, avec une monnaie unique, le dollar australien. A Fidji, le nouveau préfet de police est un Australien, tout comme six conseillers qui opèrent depuis peu au sein de l’armée, et six autres dans les instances judiciaires. Les relations de Canberra avec Paris se sont à nouveau tendues en raison de l’affaire irakienne. Une participation française avait été envisagée pour l’opération aux Salomon, mais le vieux fonds d’hostilité a resurgi et M. Howard décida de limiter l’intervention aux seuls pays du Forum. Il n’est cependant pas exclu que la France soit associée à la reconstruction des Salomon. La nouvelle position australienne marque-t-elle réellement une « recolonisation » d’une zone à risques (stratégiques et financiers) ? La position de la France, que Canberra semble vouloir marginaliser, procède du même esprit. Terminées les « expérimentations hasardeuses » du gouvernement de M. Lionel Jospin en matière institutionnelle. Le Congrès n’ayant pas pu se réunir en janvier 2000, la réforme constitutionnelle qui devait concerner la Polynésie et la rapprocher du statut de la Calédonie a été oubliée. Le statut d’autonomie de février 2004 marquait la volonté d’ancrer la Polynésie dans la République. Dans le cadre de cette autonomie réussie mais contenue, les mannes financières déversées devaient permettre de montrer les avantages des liens avec la métropole et décourager les Calédoniens de s’en éloigner lors des référendums prévus par l’Accord de Nouméa à partir de 2013. Les élections du 23 mai 2004 ont déjoué tous les pronostics et ont fait entrer la Polynésie dans une longue période d’instabilité (lire Tahiti ou la difficile alternance). Il n’est pas certain que le retour partiel aux urnes du 13 février 2005 y ait mis fin. L’attitude de l’État en Polynésie a largement ruiné les efforts tentés par la France pour se réconcilier avec les pays de la région. Les îles du Pacifique pourront-elles trouver la paix et la prospérité sans que leur mode de vie soit bouleversé par l’intrusion des grandes puissances ? C’est l’enjeu principal de cet « autre Pacifique » qui compte trop peu pour retenir l’attention des médias, mais qui compte trop pour qu’on lui laisse vivre sa vie.
Jean-Marc Regnault.
Des micro-sociétés à l’écart du monde
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(1) Jean-Marc Regnault, « Une zone d’instabilité : le Pacifique insulaire intertropical », Cahier d’Histoire immédiate, université de Toulouse, n° 25, printemps 2004, p. 87 à 100. (2) Tahiti Pacifique Magazine, Tahiti, août 2003. (3) Les Nouvelles de Tahiti, Papeete, 23 avril 2004. (4) Dans les années 1980, « dans la plupart des nations du Pacifique, au moins un tiers du budget provenait de l’aide étrangère ; pour la moitié d’entre eux, c’était les deux tiers ». Ian C. Campbell, Jean-Paul Latouche, Les Insulaires du Pacifique, PUF, Paris, 2001, p. 291. (5) Engagement pris lors du voyage du président Jacques Chirac en Océanie (juillet 2003). (6) Frédéric Angleviel (sous la direction de), Violences océaniennes, L’Harmattan, Paris, 2004. (7) Jean-Marc Regnault, Le pouvoir confisqué en Polynésie française. L’affrontement Temaru/Flosse, Les Indes savantes, Paris, 2005. (8) Asesela Ravuvu, The Facade of Democracy, Fidjian Struggles for Political Control, 1830-1987, Suva, 1991. (9) L’apport financier de Paris n’est pas négligeable dans les diverses institutions œuvrant dans la zone. (10) La Dépêche de Tahiti, Papeete, 14 août 2003. |
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