
- André Lebeau
géophysicien
de formation, ancien directeur général de Météo France et
ancien président du Centre national d’études spatiales,
auteur de L’Engrenage de la technique. Essai sur une
menace planétaire (Paris : Gallimard, 2005).
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Table ronde Futuribles du 24 novembre 2005
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L’engrenage de la technique
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Essai sur une menace planétaire
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- COMPTE
RENDU
DE LA TABLE RONDE DU JEUDI 24 NOVEMBRE 2 005
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La technique
connaît une évolution toujours plus rapide et plus complexe,
phénomène connu et constaté mais rarement appréhendé à sa juste mesure.
André Lebeau nous propose un avis réfléchi sur ce sujet, privilégiant
une étude sur le long terme, au niveau local comme global. Il convient
de mettre en perspective la durée du phénomène : le temps nous séparant
des premiers éclats de silex est peu de chose rapporté à l’âge de la
Terre. Il faut aussi constater l’accélération du rythme de l’évolution
technique depuis les origines jusqu’à
nos jours.
- L’acte
technique est défini, selon André Lebeau, comme « un acte du vivant,
créant dans son environnement un artefact distinct de lui avec lequel il
entretient un rapport d’usage ». Cette
conception de la technique exclut un monopole de l’espèce humaine.
La fourmilière, le nid d’oiseau sont autant d’exemples de techniques
animales. La technique prolonge l’évolution darwinienne du vivant ;
l’homme entretient avec elle une relation privilégiée mais non
exclusive, ce qui pose le problème des différences
qualitatives entre les techniques
animales et la technique humaine.
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L’existence même de la technique implique la présence, dans
l’organisme vivant, d’une mémoire dans laquelle s’inscriront les
modes de production et d’utilisation des artefacts.
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- Deu x
conditions sont ainsi
nécessaires au développement de la technique : la répétitivité des
effets du geste —
c’est-à-dire un
déterminisme
du
comportement de l’environne ment physique qui est fourni par la
nature — et l’inscription dans une mémoire.
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La mémorisation de l’acte créateur
d’artefact permet de le répéter en fonction des besoins. Naturellement
toute technique allie une part de déterminisme à une
part d’aléa. C’est cet ensemble que
l’individu doit mémoriser,
pour s’assurer la maîtrise de la technique en question.
Les liens entre mémoire et évolution technique sont donc centraux.
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À la
mémorisation doit s’ajouter une capacité de transmission : la
technique ne peut progresser que si elle peut être
transmise d’un individu à un autre.
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André Lebeau
distingue
trois niveaux de mémoire, chacun ayant des propriétés spécifiques
et contribuant à modeler les caractères et le rythme de l’évolution
technique :
- 1/ La
mémoire génétique qui gouverne l’évolution du vivant. Le
génome qui est le support de cette mémoire évolue au rythme lent de
l’évolution darwinienne.
2/ La mémoire
neuronale dont le contenu, constitué au cours de la vie de
l’individu, est détruit à sa mort. La préservation de ce contenu par -delà
la disparition de son support repose sur le troisième type de mémoire.
3/La mémoire
exosomatique qui est propre à l’homme ; elle n’existe pas chez
l’animal. C’est avant tout sur elle que repose la formidable croissance de
la technique humaine.
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Pour analyser les mécanismes de cette croissance,
André Lebeau s’appuie sur sa
définition de la technique : une action sur la matière soumise aux lois
de la matière. Le développement qu’elle a connu du
fait de l’espèce humaine s’articule autour de la maîtrise de l’énergie
et de celle de l’information. On rencontre là deux spécificités
qui ont permis le développement de la technique humaine et qui sont
absentes chez l’animal. La maîtrise de l’énergie passe par plusieurs
étapes fondamentales, que seul l’homme a réussi à accomplir. L’homme
comme l’animal savent protéger leur organisme par la construction
d’habitats. Mais l’animal n’a jamais franchi les autres étapes que sont
la maîtrise du feu et du vêtement, pas plus qu’il n’a su exploiter les
sources d’énergie mécanique autres que celle de son organisme.
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- La maîtrise de l’information n’a
jamais été acquise par l’animal qui est réduit, pour mémoriser et
communiquer, à utiliser les ressources de son organisme ; il n’a jamais
créé d’artefacts à cette fin. En maîtrisant l’information, l’homme peut
transmettre son savoir et le préserver dans les mémoires exosomatiques ;
il permet ainsi à la technique de perdurer et d’évoluer malgré la
destruction des mémoires neuronales par la mort.
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- La
maîtrise de l’énergie et de la communication explique le développement
de la technique chez l’homme, mais non l’accélération du rythme de son
évolution. L’on identifie souvent la source de cette
accélération à l’interaction entre technique et science, mais cette
explication est insuffisante car elle invoque un mécanisme qui n’existe
que depuis, au plus, deux siècles alors que l’accélération de
l’évolution technique est présente depuis la préhistoire. On doit
prendre en compte, pour l’expliquer, des phénomènes de rétroaction
positive.
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- La
croissance exponentielle du phénomène technique serait le produit d’ une
réaction en chaîne que l’homme aurait déclenchée à son insu.
Cette rétroaction positive aurait tout d’abord une dimension
combinatoire ; la combinaison d’artefacts produit de nouveaux artefacts
; la maîtrise du bois et le travail de la pierre ont permis la naissance
de l’outil ou de l’arme emmanchée ; le travail de l’argile plastique et
le feu ont conduit à la céramique. À travers cette dimension
combinatoire se dessine une complexification qui en est indissociable.
La rétroaction positive a aussi une composante informationnelle majeure
: la capacité des mémoires exosomatiques a permis la préservation et la
transmission des savoir-faire complexes. L’animal qui est privé de cette
capacité de mémorisation et de transmission exosomatique n’a pu mettre
en place le cadre de cette rétroaction positive.
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- Le
constat d’une croissance exponentielle suggère inéluctablement la
question de sa limite. Cette croissance s’arrêtera-t-elle ?
Pourquoi et à quel niveau
?
- Les
dimensions finies de la planète imposent une
limite temporelle à tout phénomène
de croissance exponentielle.
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- Les
atteintes environnementales sont une hypothèque dangereuse sur l’avenir.
Dès lors, les limites que nous imposent les lois de la matière seraient
sources de confrontation pour les différents groupes sociaux occupés de
leurs intérêts propres, la seule variable porteuse d’espoir serait
l’acquis culturel, qui pousserait l’homme à évoluer vers une attitude
responsable de conciliation.
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- À ce stade, l’auteur précise les
limites de sa réflexion qui,
pour
utiliser une métaphore médicale, est
centrée sur le diagnostic et déborde
un peu
sur le pronostic mais non sur la
préconisation d’un traitement. Il indique sa volonté de ne pas
prophétiser les futurs qui seraient possibles, mais de se borner à
l’identification des mécanismes d’évolution du phénomène technique, des
mécanismes auxquels l’homme
est confronté et sur lesquels il a très peu
de moyens d’action..
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EXTRAIT DES DÉBATS
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- Une première question à André
Lebeau porte sur la capacité d’adaptation de l’homme. L’homme, conscient
des limites du développement de la technique, n’a -t-il pas une capacité
d’adaptation qui devrait
déjouer les perspectives pessimistes
? Si l’homme a
de fortes capacités d’adaptation, il n’est pas certain que la simple
adaptation soit possible pour pallier les limites de la technique.
Atteindre les limites de la technique peut
supposer une complète remise en cause des modes de fonctionnement de la
société. L’absence de croissance
économique, à laquelle on pourrait être confronté, selon André Lebeau,
ne remet -elle pas en cause le système capitaliste tout entier ?
Le capitalisme peut -il perdurer sans croissance ? Cette question a
lancé un débat sur la disparition de la croissance. L’adaptation n’est
donc pas évidente.
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- La
question suivante aborde les mécanismes de régulation qui existent bel
et bien dans la nature (criquets, lemmings) mais dont les mécanismes
nous sont inconnus. De tels mécanismes ne
pourraient -ils
entrer en
jeu
concernant la technique et son
accélération ? Il est vrai que l’existence de tels mécanismes ne peut
être ignorée. Mais il demeure
qu’à l’heure actuelle, le
monde dans lequel nous vivons est un monde clos. La découverte du
Nouveau Monde a permis une certaine régulation de la démographie au XIXe
siècle ; aujourd’hui, la régulation ne peut compter sur un Nouveau Monde
: la Terre ne nous est plus inconnue.
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- Si certes
le court-termisme du politique est fâcheux et laisse craindre le pire,
les récents progrès en termes d’information ne nous incitent - ils pas à
un peu d’optimisme ? La quantité considérable d’informations et
la facilité d’accès à ces informations pourraient permettre une prise de
conscience collective, et ainsi favoriser le développement d’un acquis
culturel compensant les
déterminations de la mémoire génétique. Cette
dernière décennie a en effet vu la
naissance de comportements culturels planétaires qui poussent à
l’optimisme : le protocole de Montréal sur la protection de l’ozone
stratosphérique en est l’exemple le plus probant.
L’échange toujours plus rapide d’informations peut donc nous inciter à
un certain optimisme ; mais il peut aussi créer des instabilités
difficiles à contrôler (crises financières).
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- Dernière
réflexion de la table ronde, la logique « savoir, c’est pouvoir » peut
être remise en cause aujourd’hui. Depuis
cinquante ans, on peut plus qu’on ne sait. On ne maîtrise pas ce que
l’on ne sait pas, mais on ne maîtrise pas plus ce que l’on sait… Il
convient de ne pas se voiler la face ; il ne faut cacher au malade son
état. Le développement de la technique va connaître bientôt des limites
; à nous de les anticiper et d’agir en conséquence…
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Olivier Bouchard
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- Table ronde
Futuribles du 24 novembre 2005
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