« C’est inacceptable !
Monsieur le président, je refuse que nous poursuivions si nous devons
garder comme base de travail le document que vous venez de nous
soumettre ! » Nous sommes à Prague, en 2002, à la fin d’un forum
économique international sur la gestion de l’eau en Eurasie. Le
représentant azerbaïdjanais vient de découvrir une
carte du Caucase dont les frontières laissent penser que le
Haut-Karabakh – objet d’une guerre meurtrière entre Azerbaïdjanais et
Arméniens – est rattaché à l’Arménie. Or Bakou le considère comme un
territoire occupé faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan et juge
illégitime toute autre représentation que celle-ci.
On aurait pu en rester là. Le président
de séance proposa même d’interrompre la conférence, le temps de faire
disparaître le document. C’était compter sans la repartie fulgurante de
la partie adverse : la représentation arménienne, elle, refusait qu’on y
change ne serait-ce qu’une virgule. Dans ces cénacles pourtant peu
coutumiers de tels débordements, injures et hurlements commencèrent à
pleuvoir sur le président, accusé, avec son organisation, de prendre
injustement parti, et prié de chercher rapidement un autre travail. Il
fallut de longues heures pour ramener le calme, et quelques coups de
correcteur blanc sur les frontières avant de réimprimer la carte et de
poursuivre les travaux...
En février 2001, lors de la réunion
ministérielle annuelle du Programme des Nations unies pour
l’environnement (PNUE), les représentants de la Chine populaire, devant
l’ensemble des délégations incrédules, interrompent la séance plénière,
sortent de la pièce et boycottent le reste des débats parce qu’une
carte et un document de travail mentionnent l’île
de Taïwan comme un Etat indépendant. Ils exigent, pour regagner
la salle, que les « papiers » soient retirés de la circulation. Le Maroc
et le Sahara occidental, la Corée du Sud et le Japon, l’Iran, l’Inde, la
Grèce ou Israël soutiennent ouvertement des groupes de pression qui
usent de procédures vigoureuses et assez dissuasives pour dicter à la
« communauté internationale » la manière de nommer et de représenter les
territoires de leur nation.
De tels incidents virent parfois au
pugilat, voire se transforment en affaire d’Etat. Au cours du Sommet de
la Terre à Johannesburg, en 2002, Israéliens et Palestiniens en vinrent
aux mains au sujet d’une carte jugée non conforme.
En 2004, c’est la
prestigieuse revue National Geographic qui fit les
frais des foudres de Téhéran : dans l’atlas qu’elle venait de publier,
elle parlait de « golfe Arabique » au lieu
d’utiliser l’appellation politiquement conforme, « golfe
Persique » – la formule la plus exacte serait d’ailleurs
« golfe Arabo-Persique ».
« Nous ne délivrerons plus de visa aux journalistes de
National Geographic et n’autoriserons plus la
diffusion de celle-ci en Iran tant qu’ils n’auront pas corrigé cette
erreur », déclara le directeur pour les médias étrangers au
ministère de la culture et de l’orientation islamique, qui exerce sa
tutelle sur la presse (1).
Le porte-parole du gouvernement lui-même répéta en conférence de
presse : « Nous défendrons l’identité historique du
golfe Persique, n’accepterons aucune falsification et prendrons les
mesures légales (2). »
Et que dire de la
vieille querelle entre Sud-Coréens et Japonais au sujet du nom de la mer
qui les sépare : mer de l’Est selon les premiers, mer du Japon pour les
seconds ? Les sites Internet des ministères des affaires
étrangères des deux pays (3)
attirent d’ailleurs l’attention, dans leur page d’accueil, de manière
ostentatoire, sur les dossiers très étoffés revisitant l’histoire de
cette question. Pour éviter les courriers de remontrances des
ambassades, les cartographes de presse et d’édition préfèrent souvent ne
plus nommer cet espace marin. C’est dire que les petits chantages
finissent par payer : plutôt que de risquer la censure (et, avec elle,
la perte d’un marché) ou l’incident diplomatique, beaucoup d’éditeurs
préfèrent éliminer toutes les mentions susceptibles de fâcher. La Banque
mondiale est allée jusqu’à demander à son service cartographique, à la
fin des années 1990, de ne plus produire de cartes représentant des
territoires sensibles, à l’instar de l’Inde et du Pakistan en raison du
conflit cachemiri.
En novembre 2002, l’actuel premier
ministre turc Recep Tayyip Erdogan étudie attentivement le nouveau plan
de paix de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour le règlement du
problème chypriote dans l’avion qui le ramène de Nicosie à Ankara, où il
a assisté aux célébrations de l’anniversaire de la création de la
République turque de Chypre du Nord (RTCN). « Le plan
est négociable mais les cartes sont abominables », confie-t-il aux
journalistes (4).
Pourtant, les cartes figurant dans le plan de partage du territoire
reflètent fidèlement les propositions avancées dans le texte !
La carte
géographique n’est pas le territoire. Elle en est tout au plus une
représentation ou une « perception ». La carte n’offre aux
yeux du public que ce que le cartographe (ou ses commanditaires) veut
montrer. Elle ne donne qu’une image tronquée, incomplète, partiale,
voire trafiquée de la réalité. Voilà de quoi sonner le glas des
illusions de cette partie du public qui lit la carte comme un fidèle
reflet de ce qui se passe sur le terrain.
Les aviateurs,
eux, n’ont pas d’autre choix que de croire la carte. En 1942,
dans West With the Night, Beryl Markham écrit :
« Lorsqu’un pilote consulte une carte, il fait un acte
de foi : il affirme la foi d’un homme en d’autres hommes ; une carte est
un symbole de confiance et d’espoir. Ce n’est pas comme une page
imprimée couverte de mots ambigus et artificiels qui (...)
peuvent toujours donner matière à une certaine suspicion... »
Un autre aviateur mythique, Antoine de
Saint-Exupéry, dans les premières pages de Terre des
hommes, voit dans la carte de pilotage moins le reflet de la réalité
du terrain qu’un assemblage d’éléments dont dépend sa vie ou sa mort :
« Guillaumet ne m’enseignait pas l’Espagne, il me
faisait de l’Espagne une amie. Il ne me parlait ni d’hydrographie, ni de
population, ni de cheptel, il ne me parlait pas de Guadix, mais des
trois orangers qui, près de Guadix, bordent un champ : “Méfie-toi d’eux,
marque-les sur ta carte...” Et les trois orangers y tenaient désormais
plus de place que la sierra Nevada. Il ne me parlait pas de Lorca, mais
d’une simple ferme près de Lorca. D’une ferme vivante. Et de son fermier
et de sa fermière. Et ce couple prenait, perdu dans l’espace, à quinze
cents kilomètres de nous, une importance démesurée. Bien installés sur
le versant de leur montagne, pareils à des gardiens de phare, ils
étaient prêts, sous leurs étoiles, à porter secours à des hommes. Nous
tirions ainsi de leur oubli, de leur inconcevable éloignement, des
détails ignorés de tous les géographes du monde. »
La confusion, dans
l’esprit des lecteurs, vient de la forme finale de la carte : des images
belles, précises, parfois très fouillées et surtout imprimées, ce qui
lui donne une légitimité presque absolue, en particulier quand elle est
estampillée par des États, des institutions nationales ou
internationales réputées et reconnues. La carte devient alors soit une
œuvre de contemplation, soit l’objet d’un odieux complot contre un pays
ou une communauté. Même les cartes topographiques
les plus détaillées font l’objet d’une pensée et d’une construction
minutieuses, chacun de leurs éléments étant soigneusement
choisi : certains sont renforcés, d’autres disparaissent.
Cette sélection
d’objets et d’événements, comme d’ailleurs le choix des représentations
visuelles qui les symbolisent, relève exclusivement de la responsabilité
des producteurs de la carte, qui voient s’ouvrir devant eux les portes
de l’imagination et de la créativité, mais aussi celles du mensonge et
de la manipulation. Oui, le cartographe est parfaitement libre de
transcrire le monde comme il l’entend sur le petit bout de papier qui
donnera naissance à la carte. Sur le chemin qui le mènera du territoire
à sa représentation, il n’évitera pas les pièges, supprimera ou
dissimulera les objets qui le gênent et en caricaturera d’autres
susceptibles de servir son message.
Dans l’Europe
effervescente de 1989, l’histoire bouscule violemment la géographie. Le
mur de Berlin s’écroule, et la frontière, à peine ouverte,
commence déjà à disparaître sous les vagues humaines qui se ruent vers
l’Ouest. Grâce à une couverture médiatique immédiate et spectaculaire,
la planète ne voit plus, quelques semaines durant, que ces foules
joyeuses découvrant le monde qui leur était interdit depuis vingt-huit
longues années. Pendant ce temps, de drôles de personnages, beaucoup
moins nombreux et passés, eux, complètement inaperçus, décidaient de
remonter le courant en sens inverse pour aller explorer un « autre
nouveau monde »... Un monde jusqu’ici presque hermétiquement fermé et
qui, enfin, s’ouvrait à eux.
L’Allemagne de
l’Est, État dont seules quelques fragrances arrivaient jusqu’à nous,
objet de tant de fantasmes, se livrait au regard curieux et impudique de
quelques géographes et cartographes. Nous abordions ce « nouveau
territoire européen » un peu comme ces explorateurs qui, au XVIe ou au
XVIIe siècle, s’enfonçaient dans ces régions « grises » et mystérieuses,
situées bien au-delà des terres connues et vierges de toute exploration.
Comme documents
d’orientation, nous n’étions munis que de vieilles cartes topographiques
est-allemandes, si falsifiées que nous ne pouvions pratiquement rien y
reconnaître de ce que nous découvrions sur le terrain. Dans une
zone de dix à vingt kilomètres le long de la frontière, elles avaient
été vidées de leurs éléments géographiques majeurs, des routes, des
villages et de toute infrastructure qui aurait permis le moindre
repérage. Cette « balafre » blanche, ce no man’s land qui traversait la
carte du nord au sud avait pour objectif de rendre impossible la
circulation des êtres humains dans cette région sensible, mais aussi et
surtout de marquer les « limites de l’empire », comme si la main
falsificatrice avait voulu indiquer, au pis le début de la terra
incognita, au mieux les marges de territoires infréquentables...
Ces circonstances historiques
exceptionnelles nous ont donné l’occasion de découvrir la carte sous ses
aspects beaucoup plus politiques et de repérer deux mensonges courants.
Un mensonge par omission, car,
expression miniature de ce qui se passe sur des espaces gigantesques,
la carte offre une représentation tronquée de la
réalité, sur laquelle on ne peut tout transposer. Son créateur
synthétise, simplifie, renonce. Il sélectionne, de manière théoriquement
raisonnée, les éléments qu’il veut cartographier, mais en réalité
son choix découle de l’état de ses connaissances, de sa sensibilité et
de ses desseins... Il propose un document filtré, censuré, qui témoigne
plus de sa manière de concevoir le monde que d’une quelconque image
transposée.
Un mensonge par
falsification, car, forte de son statut d’« icône », la carte, envisagée
comme instrument politique, constitue par excellence le lieu de toutes
les manipulations, des plus grossières aux plus subtiles.
Discrète, apparemment inoffensive, elle peut ainsi se transformer – nul
ne peut embrasser la totalité de la connaissance en géographie politique
– en redoutable instrument de propagande que les puissances étatiques et
économiques contemporaines utilisent sans scrupule pour imprimer leur
vision idéologique. Les petits arrangements avec
la vérité servent alors la raison d’État. Après tout, les
monarques ont bien pris l’habitude d’occuper sans partage l’espace sur
lequel ils prétendent avoir l’autorité absolue en imposant profusément
leur présence par la multiplication de leur portrait ou de leur statue,
et en s’appropriant le territoire par l’érection d’imposants édifices.
Pourquoi ne pas aussi utiliser la carte comme
moyen d’exercice du pouvoir, et s’inscrire en force dans cet autre
paysage ?
Par une vision
aérienne globale, elle permet d’embrasser des pays ou des continents
d’un seul coup d’œil, procure une sourde impression de puissance et nous
donne l’illusion de contrôler l’espace. Il ne faut donc pas
s’étonner qu’elle fasse l’objet des plus grands soins et que rien, dans
sa conception, sa taille et son assemblage, ne soit laissé au hasard. Il
suffit pour s’en convaincre de cheminer sur cette large avenue qui mène
du Vittoriano au Colisée, décorée d’une collection de cartes grotesques
dédiée par Mussolini à la gloire de l’Empire romain, ou bien encore de
visiter l’interminable galerie des Cartes du Vatican (5),
dont l’Italie topographique recouvre tous les murs, du sol au plafond.
« La carte a disparu ! –
La carte ? – Oui, mestre, celle que le roi vous a commandée (...).
Ne laissant pas le temps à Alberto Cantino de le rejoindre (...),
mestre Reimen (...) saisit dans l’instant l’ampleur
de la catastrophe. Deux mois auparavant, le roi (...)
lui a passé commande : désormais reconnu par le pape comme “seigneur de
la conquête, de la navigation et du commerce d’Éthiopie, d’Arabie, de
Perse et d’Inde”, seul souverain maîtrisant les routes maritimes menant
au pays des épices, il tient à avoir constamment sous les yeux l’étendue
de son empire, s’en imprégner pour prendre les décisions conformes à ses
responsabilités commerciales et religieuses (6). »
Cette scène se déroule à
Lisbonne en 1502. L’historien Gérard Vindt
raconte, dans un passionnant récit historique romancé, le vol, dans
l’atelier de cartographie, de l’exemplaire unique d’un planisphère royal
représentant les Indes et le Brésil, dessinés pour la première fois
d’après les relevés ramenés par Pedro Alvares Cabral et dom Vasco de
Gama. La disparition de ce secret d’État est vécue comme un
désastre économique par le souverain : elle le prive de l’accès à ses
ressources. Posséder l’information géographique revient non seulement à
affirmer son autorité, mais aussi à protéger ses richesses en veillant
jalousement à ce que personne d’autre ne s’en empare...
Cinq siècles plus
tard, les États les plus puissants de la planète exercent encore une
surveillance paranoïaque sur la production cartographique et les images
satellites, n’hésitant pas à classer ultrasecrets tous les
documents présentant un intérêt stratégique, économique ou militaire.
Dans les années 1980, certains pays du Golfe sous-traitant l’impression
de leurs cartes à l’Institut géographique national (IGN) français
exigeaient que les rotatives soient recouvertes de bâches et protégées
par des hommes armés, chargés en outre de détruire la « passe »,
c’est-à-dire les essais et les chutes préalables au tirage !
La carte sert aussi à formaliser des
revendications identitaires et nationales, en particulier lorsqu’elle
figure les frontières modernes, exercice toujours très périlleux tant
les États entretiennent un rapport irrationnel avec la perception de
leur propre territoire. La carte peut alors
manifester le déni des peuples. Ainsi ce cartographe
professionnel qui, témoignant de sa « passion pour le
monde des cartes, pour les voyages virtuels », nous écrivait :
« La représentation des frontières est pour nous un
casse-tête permanent. D’autant plus qu’on a toujours envie de les
effacer, de les déplacer... Lorsque je dessine une
carte d’Afrique, par exemple, au moment où je place les frontières, j’ai
le sentiment d’agresser et de blesser les peuples. Elles apparaissent
ensuite, sur la carte, comme de vilaines cicatrices. »
Penser qu’il existe des représentations
« officielles », admises par tous, du découpage politique du monde
constitue une illusion que les cartographes doivent s’attacher à
détruire. Quelle serait donc la bonne carte,
donnant la vision « avalisée » d’un pays ? En trouver l’expression
cartographique pertinente relève du défi. Chacun a sa vérité
et ses arguments, mais il n’existe ni « règles »
ni « autorité » délivrant des solutions faciles. Rien d’autre ne
permet de trancher que des constructions intellectuelles plus ou moins
défendables, inspirées de la culture, de l’histoire et de la géographie,
et dont s’emparent les producteurs de cartes, y compris les États
eux-mêmes. Ou, mieux, l’ONU, souvent prise entre
plusieurs feux, mais qui reste l’institution la plus légitime pour
proposer des solutions équitables.
Elle a d’ailleurs publié un épais et
complexe mémento à prétention exhaustive, catalogue de recommandations
pour la représentation cartographique des territoires. Elle y spécifie,
par exemple, que le Sahara occidental, anciennement espagnol, doit être
séparé du Maroc d’un trait plein. Outré, un professeur de l’université
de Rabat nous écrivait : « La meilleure cartographie du
monde ne peut nier d’un trait (même tireté) la lutte du peuple marocain
pour le parachèvement de son unité territoriale. Un désaccord avec une
partie de la population d’un pays ne signifie pas sa séparation, carte
ou pas, de son entité. Ce n’est pas parce que vous vous fâchez avec les
Basques ou les Bretons que vous tracez des frontières entre ces régions
et le reste de la France. »
La carte forme
aussi et surtout une image, dont la création et la réalisation
empruntent fondamentalement à l’art. Ou plus précisément
« à la confluence de la science exacte et de l’art »,
comme l’écrit Jean-Claude Groshens (7).
Elle n’est ni tout à fait de l’art ni tout à fait
de la science : elle relève du premier comme œuvre composée de
mouvements, de couleurs et de formes, de la seconde par ses données
quantitatives et qualitatives.
On s’émerveille devant ces chefs-d’œuvre
de précision et d’élégance des anciens cartographes, au point d’en
oublier leur véritable fonction politique : offrir au monarque la
représentation du territoire sur lequel il a autorité pour en assurer la
défense et l’administration. Combien d’années fallait-il pour produire
ces cartes truffées de petits anges jouant de la trompette, de galions
et de caravelles sur lesquels soufflaient les vents joufflus, sillonnant
les océans entre des Neptune et des sirènes émergeant des flots ? On
regarde aujourd’hui avec tendresse le dessin maladroit des continents,
tracé sans les observations des satellites, aux proportions souvent
inexactes mais aux formes d’une troublante justesse.
Le cartographe
contemporain dispose évidemment de plus d’atouts pour élaborer son
propre système de représentation. Il emprunte volontiers à la sémiologie
graphique (8),
hiérarchise les objets en trois niveaux fondamentaux – la ligne, le
point et le plan (9).
Il parachève sa représentation du monde en recherchant l’harmonie et
l’équilibre entre tous les éléments constitutifs de sa carte. Son
exploration artistique lui confère le formidable pouvoir de donner une
personnalité au document cartographique qu’il crée, mais aussi d’en
influencer l’interprétation.
Programmé pour comprendre les couleurs
selon son environnement culturel, ignorant leur relativité, le lecteur
s’attend, par exemple, à ce qu’un phénomène menaçant soit représenté par
une teinte dramatique. Deux ou trois générations
d’élèves gardent en mémoire les couleurs cartographiques de la guerre
froide : le rouge pour les méchants et le bleu pour les gentils –
« un bleu calme et pacifique qui, selon Michel
Pastoureau, représente la couleur préférée de tous les
pays occidentaux, car il n’agresse pas, ne transgresse rien (10) ».
Et pourtant... l’Organisation du traité de l’Atlantique nord n’a rien de
particulièrement pacifique.
Le vert ne
symbolise pas la même chose en Norvège (la protection de la nature), en
Arabie saoudite (l’islam) et en Irlande, où, couleur nationale,
il rassemble le peuple au-delà des frontières. Un
examen attentif des cartes d’Afrique produites en Europe fait apparaître
l’utilisation massive de jaune ocre doux et de vert sombre, figurant la
savane sèche et poussiéreuse, la forêt équatoriale épaisse et
impénétrable... Pourtant, un petit tour sur les marchés de
Ouagadougou ou de Bamako suffit pour saisir les vraies gammes de
couleurs dans lesquelles se retrouve l’Afrique. « Il y a
quelque chose qui ne va pas, les cartes sont vraiment pâles, livides
même. On dirait qu’elles sont malades », nous confiait un
instituteur tchadien, utilisateur forcé de manuels importés de France...
La cartographie se servirait donc de
l’art pour embellir le monde... ou pour l’enlaidir ? Pour mieux montrer
le meilleur ou le pire, le cartographe renforce le trait comme Paul Klee
et Joan Miró, superpose les lignes comme Jasper Johns et Vassily
Kandinsky, exagère les mouvements comme Lyonel Feininger et Pablo
Picasso, manipule les couleurs comme Johannes Itten, Josef Albers et
Liubov Popova, dramatise le sujet par des jeux d’ombre et de lumière
comme Edward Hopper et Kazimir Malevitch...
Œuvre d’art, la
carte l’est donc dans la mesure où elle ne se contente pas de
miniaturiser le territoire, mais exprime aussi la sensibilité des
peuples, la perception qu’ils ont des sociétés humaines et de leurs
modes d’organisation spatiale. Dans ce jeu en réseau, le
cartographe se veut à la fois grand témoin et acteur. Il se fait
successivement observateur, économiste, démographe, géomorphologue,
enfin géographe et... artiste. Pour construire
ses « mondes », ou plutôt les inventer. Il imagine et dessine un subtil
cocktail : il mêle le monde tel qu’il le voit et le monde tel qu’il
voudrait qu’il soit.
Philippe Rekacewicz.